Liberate Thee, Angel of History [Libère-toi, Ange de l’Histoire]
Artiste : Ayla Dmyterko
Dates : Du 3 juin au 17 juillet, 2023
Vernissage : 3 juin, 16h – 19h (en présence de l’artiste)
Lieu : Pangée, 1305 ave des Pins O., Montréal
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Libère-toi, Ange de l’Histoire
« Ne regrettez jamais votre chute, ô, Sophia, vous qui volez sans crainte, car la plus grande tragédie de toute, c’est de ne jamais sentir la lumière brûlante. » – auteur inconnu
L’Angelus Novus [l’Ange nouveau] est un monotype à l’huile réalisé par Paul Klee en 1920. Il représente un ange figé dans la stase d’une image. Ses ailes déployées semblent vouloir le propulser vers l’avant, mais son regard est amoureusement tourné vers le passé. Comme les ailes grandioses et inadaptées d’Icare, les siennes sont fabriquées à partir de matériaux profanes : de l’huile et de la cire. Dans Libère-toi, Ange de l’Histoire, Ayla Dmyterko convainc l’Ange de l’Histoire de quitter sa position médiane pour faire irruption dans le présent. L’artiste donne vie au message de l’ange à travers d’immenses tableaux aux compositions fantasmagoriques, des abstractions chromatiques, des toiles tissées et des films.
Le philosophe et théoricien Walter Benjamin s’est lui aussi senti entrer en résonnance mystique avec l’Angelus Novus et a incorporé l’œuvre dans sa théorie sur l’« Ange de l’Histoire », un texte qui critique la pérennisation d’un passé intégré au continuum du progrès. Parvenu à nous grâce à Hannah Arendt, ce texte a été rédigé pendant la Deuxième Guerre mondiale pour donner un sens à la débâcle mondiale. Dmyterko use du même procédé afin de réfléchir à notre réalité turbulente, en plus de s’appuyer sur l’ouvrage The Future of Nostalgia (2001), de Svetlana Boym. Boym identifie deux façons d’appréhender le passé : la nostalgie réparatrice et réfléchie. Elles dépendent toutes deux de facteurs pouvant déclencher les souvenirs et d’un code symbolique similaire, mais diffèrent en matière de tâches, de narration et d’intention. En faisant preuve de sensibilité, Dmyterko poursuit une recherche documentaire et familiale. Pour l’artiste, l’histoire est en constante mutation, elle se répète éternellement et se déforme au gré des perspectives. Il s’agit de trouver une manière éthique de contempler ce qui n’est plus, ce qu’on a laissé dans les marges, et de restituer ces récits passés pour bâtir un avenir moins déroutant.
Marquant un rythme qui contraste avec l’ère de l’information et l’accélération des images, Dmyterko aménage des espaces qui nous permettent d’habiter le moment présent au travers de couleurs, de formes et de fantaisie. Si la couleur se situe à la lisière du langage et des définitions, il en est de même pour le silence et la méditation, qui se font sourdement écho dans son travail. Tributaire de l’abstraction artistique, de la théorie de la couleur et du courant surréaliste, la pulsion autothéorique de Dmyterko incorpore le discours universitaire à la culture populaire, à la fiction, aux sous-entendus, au folklore, à l’anachronique et au monde d’avant le patriarcat. Ce large éventail d’inspirations nous enseigne la méditation : elle se trouve dans la répétition qui rythme la nature, les qualités thérapeutiques que renferment les tissus folkloriques, les symboles qui réapparaissent sans cesse et l’importance de la communauté. Dmyterko s’inspire notamment du texte de la peintre Agnès Martin, On the Perfection Underlying Life (1973), qui décrit la liberté comme étant constituée « de souvenirs idylliques de perfection » et qu’on pourrait contempler dans une toile. Cette perspective ressemble à ce qu’on dit sur la broderie ukrainienne : la croyance voudrait que seuls les esprits les plus lucides soient capables de créer des pareidolies, en ce qu’ils entrelaceraient leurs émotions à la fibre du tissu. Cette conviction resurface chez Dmyterko, qui promet de nous émanciper par la douce contemplation de ses toiles. Dans Libère-toi, Ange de l’Histoire, Dmyterko interroge la subjectivité contemporaine tout en fouillant le passé. L’artiste se demande comment les futurismes, en nous offrant des visions alternatives de l’avenir, peuvent permettre à nos ailes de nous propulser vers l’avant.
Texte d’Ayla Dmyterko
Édité par Clara Puton
Traduit par Daphné B.
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Ayla Dmyterko est une artiste ukrainienne-canadienne actuellement basée à Glasgow, en Écosse. Faisant écho à la nature fragmentaire et poreuse de l'imagination diasporique, sa pratique interdisciplinaire tisse des formes correctives de peinture, d'images en mouvement, de danse, de sculpture, de textiles et de textes. Ses œuvres sont des anachronismes ; l'artiste enveloppe le temps pour embrasser les interstices où nous pouvons nous rêver les uns les autres. Réactivant et réincarnant la mémoire culturelle, les poétiques de la précarité et de la dissonance exposent ce que l'esthétique et l'éthique héritées deviennent visibles au milieu du glissement générationnel. Oscillant entre révérence et régénération, Dmyterko examine les spectres de la récurrence éternelle pour comprendre comment les images et les artistes sont des médiums. Puisant dans le vernaculaire, le pré-patriarcal, le théorique, le fictif, le folklorique, le spirituel et le tacite, son travail désintègre les interprétations canoniques de l'histoire de l'art, les hiérarchies du savoir et les formes de travail artistique. Toujours en mouvement, elle explore également les façons dont le passé est continuellement modifié et réitéré pour façonner notre psyché actuelle et nos conceptions de l'avenir.
Parmi ses expositions solo, citons "Vyshyvani Kazky, Embroidered Stories", présentée à Zalucky Contemporary (Toronto) ; "POUR THE FEAR : Solastalgic Synchronicities", à Lunchtime Gallery (Glasgow) ; "Linnen Collection", au Regina Performing Arts Centre ; et "The Tale Began with a Beet (It Must End with The Devil)" et la toute première exposition de Pangée (Montréal). Ses expositions récentes comprennent une participation à une exposition de groupe à la A.P.T. Gallery, à Londres (Royaume-Uni), et une exposition solo à Pangée, à Montréal.
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Écrit, réalisé et produit par Ayla Dmyterko
Composition par Miel
Direction photo 16 mm Alex Hetherington
Danseuse Kirstin Halliday
Réalisé avec le soutien de Creative Scotland et de Pangée
Développement 16 mm par Kodak Film Labs LondonSur volya : achever les fresques (2023) propose de poursuivre le film inachevé du cinéaste Sergei Parajanov (1924-1990), Les fresques de Kiev (1966). Son film a été conçu dans la foulée d’une « commémoration rassemblant toute l’industrie et voulant souligner le 20 e anniversaire de la victoire de l’Union soviétique » durant la Deuxième Guerre mondiale. Les fresques de Kiev sont marquées par le « style surréaliste et gracieux caractéristique de Parajanov », un style qu’on peut admirer plus tard dans son chef-d’œuvre, La couleur de la grenade (1969). Puisqu’on a considéré Les fresques de Kiev comme une œuvre pacifiste, promulguant un message antiguerre, en plus de l’avoir critiqué parce qu’il était soi-disant semi-autobiographique, sa conception se voit entraver par Goskino, le Comité d’État pour la cinématographie à Moscou. Pendant la glasnost ou la dissolution de l’URSS (1986–1991), une période où des efforts ont été déployés pour une meilleure transparence institutionnelle et un meilleur accès à l’information, 15 minutes d’épreuves ont été redécouvertes dans une boîte de film étiquetée « Diploma Film ». Sur volya imagine ce que pourrait représenter la découverte d’une nouvelle boîte.
Au cœur de cette création se trouve une réflexion sur le terme proto-slave воля (volya), un trou lexical qui décrit le désir et la volonté d’exister en dehors des constructions sociales, de s’émanciper sauvagement. Expression au sens fuyant, volya est décortiquée par l’écrivaine mystique russe Nadezhda Teffi (1872-1952) dans un texte qui vient tout juste d’être traduit en anglais, Other Worlds : Peasants, Pilgrims, Spirits, Saints. Teffi y raconte l’histoire de Liberté, un personnage qui finit de travailler de bonne heure, ôte son chapeau et se trouve libre de lire les journaux, de s’asseoir et de ruminer dans un café. Elle est libre parce qu’elle se soumet aux règles qui structurent la société. Contrairement à elle, Volya est un personnage qui ôte son chapeau et galope dans les champs, aveuglée par le soleil de l’horizon infini vers lequel elle fonce. Dans la scène d’ouverture du film Sur volya, un personnage semble flotter dans une forêt ; une illusion qui lui demande de se tenir sur la pointe des pieds, d’avoir les genoux fléchis et collés, de faire des contorsions avec ses hanches et son torse. Ç’a l’air de tout sauf d’être libérateur. Dans la scène suivante, le personnage fuit cette mémoire musculaire et tente de personnifier volya, alors qu’elle court dans ce qui reste de l’ancienne forêt de conifères calédonienne. Le film s’ouvre ainsi sur un aveu concernant volya : fuir vers l’infini, la plus dense des forêts, c’est aussi se destiner à la solitude.
Sur volya se penche sur la vénération et la régénération du social, du politique et du spirituel. Le film s’oppose à l’idéal idyllique d’une nature éternellement abondante et révèle plutôt comment cet éthos précipite le déclin accéléré de nos écosystèmes. Si l’exercice de la volya est modéré, il crée un espace de repos nécessaire à l’articulation des idées, au ralentissement et au regain d’énergie permettant de poser des actions réfléchies. Le crescendo supernaturel du film donne à voir un tel lieu en escaladant l’horizon jusqu’au bleu du ciel. C’est la lueur duveteuse et bleue de Tchernobyl, ce sont les tubes de peinture toxique cobalt dégotés par Natalka Husar pendant la glasnost, ce sont les derniers mots de Dereck Jarman, c’est D’est de Chantal Ackerman, c’est l’extase symphonique de Kandinsky. C’est l’exaltation que provoque l’altitude, la mer déchaînée, les ailes d’un papillon morpho, les yeux d’un·e amoureux·se.
Le bleu c’est perdre connaissance
C’est une identité
une chute
— Mais quel est le sens du ciel ?Revisiter Les fresques de Kiev de Parajanov est un geste particulièrement poignant, puisqu’il souligne les multiples tentatives d’annihiler la culture ukrainienne, tentatives réactivées en ce moment par la guerre russo-ukrainienne. À partir d’une série d’interventions artistiques, Sur volya comble les lacunes du film de Parajanov en pigeant dans ce qui est géographiquement disponible. La finale est une affaire en or qui tisse des parallèles entre la fontaine Druzhba Narodov (fontaine de l’Amitié entre les peuples) à Moscou, en Russie, et la fontaine Doulton, en face du People’s Palace (palais du peuple) de Glasgow, en Écosse. Sur volya : achever les fresques dénature ces symboles de soft power par le biais du rituel : la purification de l’assimilation. Au risque de briser le 4 e mur, je vous invite à en faire de même.
Note : Les descriptions citées proviennent des Studios Dovzhenko. C’est là où se trouvent désormais les négatifs du film Les fresques de Kiev, au Centre national de Dovzhenko, à Kiev. C’est le plus vaste centre d’archives cinématographiques d’Ukraine, un établissement fortement menacé par l’invasion russe.