Derrière les rideaux

Artiste : Delphine Hennelly
Dates : Du 20 janvier au 02 mars 2024
Vernissage : 20 janvier, 16h – 19h (en présence de l’artiste)
Lieu : Pangée, 1305 ave des Pins O., Montréal

  • Je voudrais nommer la couleur bleu-vert qui ponctue la série de toiles de Hennelly, étudier sa fontaine jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de secrets, comprendre sa verdure pour l’injecter dans mes poèmes. En vain. La couleur se dérobe, court à la surface des étoffes, des miroirs, des paysages et des costumes d’époque. J’ignore où son vert commence et où son ciel s’estompe, car c’est turquoise, mais pas tout à fait. C’est cyan, mais pas vraiment. On dirait un liquide, un morceau de sirène ou même la révolte douce d’une manucure rongée.

    Et si ce bleu-vert n’était pas une teinte, mais plutôt un mouvement ?

    À mi-chemin entre l’œuf de merle et le cresson bleu d’un poème de Rimbaud, la couleur est un « trou de verdure où chante une rivière », un entre-deux, un passage. Elle coule comme l’eau ruissèle, en émettant un son, pendant que je me regarde dans ses immenses miroirs. Je me refais une beauté. Moi aussi, je suis en mouvement. Le miroir n’est que l’étape ultime qui me sépare du party.

    Si je cherche tant à nommer cette couleur, c’est peut-être parce que ce qui ne se laisse pas circonscrire a tendance à nous angoisser. Or, lorsque l’on nomme les choses, on cède à l’envie de les neutraliser. Et en faisant taire leur l’ambivalence, on met fin à leur course. Comme les insectes que l’on capture, les couleurs que l’on nomme tombent inertes. On peut dès lors les marchander, à l’image du bleu de Tiffany, devenu marque de commerce.

    La couleur qu’on retrouve dans plusieurs des toiles de Delphine Hennelly est vivante, voire fuyante. On pourrait dire qu’elle est d’un vert « statue de la Liberté », puisqu’elle emprunte au vert-de-gris qui recouvre le cuivre exposé à l’air humide. Parce que cette patine découle d’une réaction chimique, elle signale elle aussi un mouvement : le passage du temps, voire l’instabilité de la matière.

    Cela fait écho à un autre motif présent dans la série de toiles de Hennelly, soit l’omniprésence de rideaux. Moi, mes rideaux, je les tire, le soir venu, pour rendre la noirceur de ma chambre encore plus totale. Et s’ils m’empêchent de voir ce qui se passe dehors, ils renferment pourtant la promesse d’un lendemain lumineux et drapent le seuil que franchit la nuit pour devenir le temps.

    Derrière mes rideaux se cache l’inconnu qu’il me faut apprivoiser pour laisser place au changement, aux statues qui verdissent et aux couleurs qui s’enfuient. À la Renaissance, lorsque les peintres utilisaient l’acétate de cuivre pour fabriquer leur pigment vert, ils n’ignoraient pas que la couleur allait éventuellement s’oxyder. Leurs toiles, par conséquent, étaient vouées à la métamorphose.

    J’ai l’intuition que ce phénomène chimique fait partie du travail de Delphine Hennelly, en ce sens où la peintre revisite des images archétypales, mais nous en présente toujours les versions oxydées. Les scènes dépeintes subissent une corrosion interne, une forme de décomposition. Hennelly explore ainsi les thèmes de la femme à l’enfant, de la nature morte florale ou encore celui des fêtes galantes, mais lorsque les images parviennent jusqu’à nous, elles ont toujours perdu un ou plusieurs électrons et gagné en vibration et en mouvement. Les traits sont grossis, incisifs, et les visages simplifiés à l’extrême. Or, si la frimousse stylisée des personnages les rapproche des emojis, on peine à interpréter leur expression faciale. Cette impénétrabilité génère une tension constante et permet aux tableaux de prendre vie. Tel le cuivre qui s’oxyde, les scènes picturales de Hennelly sont en flux et battent comme des cœurs humains. C’est parce qu’en réinvestissant de célèbres thèmes, Hennelly ne cherche pas à nommer le monde ni même à le capturer, mais à en épouser le mystère insondable.

    Texte Daphné B.

  • Delphine Hennelly (née en 1979) est une artiste montréalaise dont la pratique aborde la pluralité de l'identité inspiré par les théories du genre et du féminisme, les tapisseries, le théâtre, la satire, l'histoire de l'art et le début du modernisme. En utilisant des lignes de temps anachroniques, ses peintures font allusion à la fois à des moments historiques tout en étant intemporels, créant ainsi un présent en tous lieux. Hennelly représente des sujets et des relations archétypales comme méthode pour dépeindre les modèles sociaux, la performativité et les constructions du soi, retirant ces notions de toute biographie claire tout en repoussant les limites de chaque archétype pour subvertir leur fixité et activer leur fluidité. Hennelly a exposé à l'échelle locale et internationale, notamment dans le cadre de présentations récentes avec Pangée ( Montréal), CARVALHO PARK (New York), Cassina Projects (Milan) et Huxley-Parlour (Londres), et elle a reçu trois fois le prix de la Fondation Elizabeth Greenshields.

    Hennelly est représentée par Pangée (Montréal).