Green Fuse
Artiste : Claire Milbrath
Dates : Du 18 janvier au 1er mars 2025
Vernissage : samedi 18 janvier, de 16h à 19h
Lieu : Pangée, 1305 ave des Pins O., Montréal
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De loin, ce sont d’immenses blocs abstraits de couleur. Des rangées organisées d’orange, de jaune, de rose et de rouge qui semblent s’étaler à l’infini. Un spectacle saisissant. Une immensité composée de centaines de milliers de spécimens d’une seule petite chose : une tulipe, tulipe, tulipe. Répétée à l’infini.
Telle est l’expérience de Claire Milbrath lorsqu’elle arrive pour la première fois au jardin de Keukenhof à Lisse, aux Pays-Bas, en 2023. Un pèlerinage s’étendant sur 32 hectares où environ sept millions de bulbes de tulipes sont plantés chaque année. Milbrath est frappée par la dévotion et l’obsession qui se dégagent de ces blocs de couleur soigneusement organisés et y décèle une beauté extrême qui semble simultanément illimitée et confinée aux frontières d’une oeuvre d’art, rappelant la déclarationde Maurice Denis, comme quoi « un tableau […] est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » C’est un sentiment d’extase. Un spectacle à contempler et duquel s’approcher toujours plus, jusqu’à ce que les longues bandes de couleur se fondenten une seule fleur. Une fleur dans laquelle Milbrath a envie de se glisser, avec laquelle elle veut s’envelopper, pour la voir de l’intérieur. Cela mène à des œuvres comme Green Altar et Green Fuse (2024), qui dépeignent l'intérieur d’une tulipe comme un microcosme, un autel dédié à la nature.
Dans l’exposition Green Fuse, Milbrath met en scène sa fascination pour les tulipes, son expérience à Keukenhof et celle dans la vallée de Skagit, dans l’État de Washington, une expérience d’ailleurs capturée dans la vidéo Tulips (2025). Dans ses premières œuvres consacrées aux tulipes, Milbrath peint chaque fleur individuellement. Son processus de marquage frénétique se retrouve dans des œuvres comme Keukenhof et Skagit Valley. Cette approche confère aux pièces un rythme soutenu qui reflète également le travail considérable nécessaire à la culture et à l’entretien de ces sites fleuris. L’obsession pour les tulipes a marqué l’histoire humaine, atteignant des sommets dans l’Empire ottoman du XVe siècle, où elles embellissaient les jardins impériaux, les textiles, les céramiques et la maçonnerie. Plus tard, au XVIIe siècle, cette fascination a culminé lors de la « tulipomanie » néerlandaise, une période où la passion pour cette fleur a déclenché une bulle spéculative aux conséquences désastreuses. Si la tulipe est à l’origine une fleur sauvage, elle engendre chez l’humain un amour qui va de pair avec une culture exigeante : manipulée à l’extrême, ordonnée, valorisée et chargée d’une forte signification symbolique, la tulipe devient même la fleur officielle de la Réforme protestante.
Plusieurs œuvres de Green Fuse sont réalisées sur panneaux, faisant écho aux blocs ordonnés formés par les champs de tulipes, ainsi qu’au mouvement Nabis (1888-1900). Menés par Denis, aux côtés de Pierre Bonnard et d’Édouard Vuillard, les Nabis étaient dévoués à l’idée d’élever la décoration au rang de fonction première de l’art, brouillant ainsi la frontière entre peinture et artisanat, œuvre d’art et papier peint. Ainsi, ils allaient jusqu’à peindre directement sur les plafonds, les tapisseries et les meubles. Tandis qu’ils valorisaient e les motifs et l’ornementation, ils embrassaient aussi pleinement les projets décoratifs. Au moment de voir les œuvres des Nabis en personne, Milbrath est frappée par l’intensité émotionnelle, voire même par une névrose qui se dégagent de leurs motifs vibrants. Cela lui permet de mettre en relation son propre style parfois décoratif (comme dans Pink Interior) et son désir d’exprimer des émotions personnelles. Comme lors de la tulipomanie néerlandaise, Milbrath sait que l'obsession rime souvent avec séduction. Elle sait aussi que la vue de la beauté simple et décorative d’une fleur peut apaiser et contenir les tumultes qui ont nourri sa floraison. Dans l’art des Nabis comme dans les champs de tulipes, des éléments répétés et minuscules peuvent former un vaste motif totalisant. De même, lorsque la peinture décorative permet d’ordonner les pensées, peindre s’apparente à la culture d’un jardin : une tentative d’assembler et d’ordonner le chaos de la nature pour en faire une œuvre visuellement séduisante.
En étudiant les tulipes et en les peignant encore et encore, Milbrath tente de donner une assise émotionnelle à chaque fleur, avec l’espoir d’entrer en communion spirituelle par la peinture.. Mais détailler obsessivement chacune des fleurs finit par lui sembler punitif. Avec le temps, elle ressent le besoin de changer sa façon de faire et se met à peindre les tulipes intimement, une à la fois, plongeant dévotement en leur centre pour en extraire « la force qui, à travers la tige verte, anime la fleur ». Quel changement de perspective pourrait-elle opérer ensuite? On lui dit que vues de loin, les tulipes peuvent être peintes avec moins de détails ou simplement évoquées par certains gestes picturaux.
Adoptant l’abstraction pour la première fois, Milbrath unit chacune des fleurs individuelles en un seul bloc de couleur homogène. Elle commence timidement, avec un champ de tulipes rouges : la première rangée est peinte méticuleusement, la deuxièmeun peu moins, jusqu’à ce q qu’un bloc rouge émerge à l’horizon. Tulip Field I incarnent la réalisation ultime de ce processus. Devant les blocs infinis de tulipes d’abord aperçus à Keukenhof, Milbrath recule, en fait de longues bandes abstraites de couleurs pures. Des centaines de milliers de fleurs se fondent ainsi joyeusement en un tout.
Texte par Clara Puton
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Claire Milbrath (née en 1989 à Victoria, Colombie-Britannique) est une artiste autodidacte qui travaille la peinture, la couture, la céramique et le dessin. Adoptant un style artistique rappelant celui des peintres naïfs, Milbrath utilise de larges aplats de couleurs luxuriantes pour construire ses espaces compositionnels, renouvelant la tradition coloriste à travers des scènes liées à l’amour non réciproque, aux fantasmes sexuels et à l’innocence de l’enfance. Son travail s’articule autour de la vie imaginaire de Gray, un alter ego de l’artiste.
Ces dernières années, elle a exposé chez De Boer à Los Angeles (États-Unis) ; à Pangée, Montréal (Canada) ; à la Eve Leibe Gallery, Londres (Royaume-Uni) ; à The Hole, New York (États-Unis) ; et à Marvin Gardens, New York. Elle est également rédactrice en chef et fondatrice d’Editorial Magazine.
Claire Milbrath est représentée par Pangée.
Photos par : William Sabourin