Gymnopédies

Artiste : Fiona Nguyen, Commissaire: Danica Pinteric
Dates : Du 12 septembre - 2 novembre, 2024
Vernissage : jeudi 12 septembre, 16h – 20h (en présence de l’artiste, lancement du livre Forest Hum avec des lectures de Pauline Sarrazy et Kiel Torres)
Lieu : L'aterlier et Le Trou, à Pangée

  • I. Lent et douloureux (D major / D minor)

    II. Lent et triste (C major)

    III. Lent et grave (A minor)

    Instructions pour l'exécution de la trilogie Gymnopédies d'Erik Satie (1888)

    « Gymnopédies » reprend le titre de la trilogie de pièces pour piano du compositeur français Erik Satie. Fidèles à l'ensemble de son œuvre, ces pièces forment une véritable ode à la mélancolie et à l’itération, déployant ainsi des variations subtiles bien que délibérément disjointes de la tonalité initiale et de sa mélodie. Considéré comme un précurseur de la musique d'ambiance, Satie propose dès lors une série d'explorations atmosphériques et sonores, tout aussi douces que formellement provocantes. Trilogie impaire, les Gymnopédies se répercutent en écho – elles créent un espace captivant qui ouvre la réflexion autour du rythme et de l’inférence, sous un registre aussi sensible qu’émotionnel.

    Sur ces mots, je vous invite alors à plonger dans l’univers de Gymnopédies, une exposition solo de Fiona Nguyen, accueillie par la galerie Pangée de Montréal au sein de leurs espaces l’Atelier et Le Trou. Ayant été témoin de l'évolution du travail de Fiona au cours des dernières années, j'en suis venue à faire résonner les voies de sa pratique avec le travail de Satie : notamment celles de la répétition, de l’atmosphère incarnée, l’anachronisme ou du mélodrame tempéré.

    Les récentes œuvres de Nguyen forment une collection de peintures à l'huile sur toile et de petits dessins au crayon présentés dans des boîtiers de CD. Ce travail découle d’une recherche que l’artiste mène depuis plusieurs années autour des impacts propres aux guerres chimiques – et en particulier ceux liés au déploiement de l’herbicide Agent Orange par l’opération militaire de l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam. Utilisant l'autofiction comme un outil narratif et méditatif, les compositions de Nguyen explorent notamment la force fédératrice et révolutionnaire de la chanson comme un outil de réparation collective. Gymnopédies se présente ainsi comme une série de scènes — en partie fictives, en partie basées sur les réalités de la guerre écocidaire— composant une variation de paysages capturés en plein processus de régénération. Et si ces peintures frôlent le surnaturel, elles restent ancrées dans une réalité connue par une population qui vit depuis des générations sur un sol contaminé et qui soure encore de préoccupations sanitaires liées aux déboires de la guerre (que ce soit sous forme de cancers divers ou de

    malformations congénitales). Forêts, étangs, et dunes de sable, ces paysages au premier abord luxuriants, parfois ponctués d'espèces en mutation, capturent dès lors, les formes d’un monde profondément altéré par les traces vivantes de l’écocide passé. Pour autant, ces plantes et figures ne sont pas représentées dans un état de sourance apparente — bien que leur douleur et leur résilience soient sous-entendues. Au contraire, la végétation formée apparaît dans un état de repousse, si bien que les figures de l’artiste sembleraient même se mettre à chanter...

    Les thèmes de l'itération, de l’écho, et de la rupture se déclinent à travers les œuvres de l’exposition, que ce soit par la série de ses couvertures de CD ou à travers plusieurs figures récurrentes de ses peintures. Pensons à The Bolero Eect (2024) sur laquelle apparaissent deux êtres aux silhouettes jumelles – alors saisies en plein chant – et dont les longues robes fondent leur figure au reflet de l'eau au bas de la toile. Ainsi inspirée par le genre romantique du Boléro né à Cuba au XIXe siècle et devenu populaire dans le sud du Vietnam pendant la guerre, Nguyen s'imprègne d’histoires qui utilisent la musique comme un outil pour transmettre une identité culturelle et dissimuler des messages politiques. La peinture 50% n-Butyl ester 2,4-D ; 50% n-butyl ester 2,4,5-T (2024), nommée d'après la composition chimique de l'herbicide Agent Orange, déploie une figure en pleine mutation au sein d’un paysage dans lequel elle se fond parfaitement. Ses larmes ornementales apparaissent, discrètes, tel un détail à la puissance réminiscente qui fait écho aux peintures d'icônes religieuses. Enfin, dans sa série de dessins aux crayons de couleur, Nguyen imagine des pochettes d'albums hypothétiques qu’elle encapsule dans des boîtiers de CD aux tonalités d’un temps passé. Par cette exploration de la richesse et de la force sensible contenues dans l’album musical, ces œuvres étendent l’univers de ses peintures. Tels de nouveaux personnages, elles réunissent ainsi les fragments détaillés de ces paysages pollués, toujours en processus de réparation.

    Les Gymnopédies de Satie tiennent leur nom d’un ancien rituel spartiate (en grec ancien Γυμνοπαιδία / Gumnopaidía), où les hommes se réunissaient pour chanter et danser nus (ou “désarmés” selon le second sens étymologique du mot). Les interprétations sur la symbolique de ce rituel sont diverses ; certains le considèrent comme un rite de passage pour les jeunes hommes, tandis que d'autres pensent que la vulnérabilité de danser "désarmé" symbolisait la fin d'une bataille : une célébration marquant le retour de la paix. Cette année, le retour n’est pas celui d’un monde désarmé - il ne l’a jamais été. Au moment où ces mots sont écrits, résonne encore la violence de la guerre et du génocide. En perpétuelle répétition de ce qui semble ne jamais pouvoir se réparer, les Gymnopédies font surgir l’importance de la mémoire : elles projettent l’imaginaire d’un monde empruntant les voies subtiles de la variation, contre l’eroi de l’aveugle réitération.

    Écrit par Danica Pinteric

    Traduit par Pauline Sarrazy

  • Fiona Nguyen (née en 1995 à Montréal) est une artiste visuelle basée à Montréal, Québec. Elle utilise l'histoire et l'héritage de la musique pop comme une architecture pour étudier et investiguer les conflits politiques et les guerres vécus dans la vie quotidienne des civils. Ses recherches actuelles se concentrent sur les systèmes de censure culturelle et d'autocensure vécus dans les régimes totalitaires et autoritaires de l'histoire contemporaine, ainsi que sur l'empreinte perpétuelle des armes chimiques sur l'environnement. Fiona Nguyen a obtenu son BFA en peinture et dessin de l'Université Concordia en 2021 et une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec en 2023. Ses expositions les plus récentes en 2024 et 2023 comprennent La Foudre à Westlab+Gallery (NYC), Céline Bureau Residency Show à Céline Bureau (MTL) et Art Volt Collection Launch à Livart (MTL).