Hypothèses

Artiste : Manal Kara
Dates : Du 12 novembre au 17 décembre 2022
Vernissage : 12 novembre 2022, de 16h à 19h, en présence de l’artiste
Lieu : Pangée, 1305 avenue des Pins O., Montréal

  • L’image et le cadre des portails muraux de Manal Kara coexistent, de sorte que les substances poétique et visuelle qu’ils contiennent prolifèrent. Ses œuvres portent en elles l’expérience d’une vie après la mort, pétries qu’elles sont par l’entropie et la matière décomposée, de celle qui pourrit pour mieux renaître. Dans son travail, l’artiste documente les phénomènes de coopération entre les non-humains qui vivent près de chez iel, dans les bois de Gary, en Indiana. Puisque Kara crée au carrefour de plusieurs écosystèmes (les Grands Lacs, les prairies et les péninsules du Michigan), iel puise son inspiration dans une foule de « relations mutuelles étudiées hors des cadres usuels ». En invoquant l’abstraction du langage poétique et les possibilités qu’il recèle, iel propose de considérer la poésie comme une expérience en soi, plutôt que comme la simple inscription d’une expérience. La création artistique suppose ainsi un processus par lequel l’artiste est aussi spectateurice de sa propre œuvre.

    Comment s’immerge-t-on dans un livre, une tapisserie, une carte, une topographie, un habitat ? À bord d’un véhicule, en se nourrissant les uns des autres. À coup de léchage, de suçage. En siphonnant son réservoir d’essence. En multipliant ses modes de connaissance, qu’ils soient intellectuels ou corporels, grâce au MOUVEMENT IMPULSIF D’UNE SURFACE PLANE [impulsive motion of a flat plate]. Avec quoi fait-on sourdre son intuition ?

    Sur un cadre recouvert d’une glaçure en patchwork où des tons sombres et mats se mêlent à des bronzes oxydés et brillants, deux flèches indiquent tour à tour un objet [object] et un événement [event], puis convergent vers un même point rouge. C’est un point de localisation : vous êtes ici. Plus loin, deux autres flèches signalent l’horizon [horizon] et le paysage [landscape.] Sur un des côtés du cadre, on aperçoit une liste numérotée de 1 à 14, qui énumère divers énoncés, en passant par « D’où vous venez » jusqu’à « Comment ça s’est passé ». Une toile est tendue au moyen d’une ficelle passée à travers des œillets en métal. Sur son tissu est imprimé un collage de photos qui donne à voir une gravure sur bois, celle que les scarabées laissent sur leur passage en grugeant la matière. La trajectoire ondoyante des insectes forme un dessin minimaliste et abstrait : c’est l’image résiduelle de leurs corps, le tatouage d’un écosystème.

    Dans un autre des portails muraux de l’artiste, un feuillage ondulé et émeraude est recouvert du gribouillage erratique de son locataire invertébré. On lit sur la plante la trace de l’insecte qui la creuse de tunnels. Là aussi, l’image est imprimée sur un morceau de tissu fixé par des crochets métalliques à un cadre en céramique. Ce dernier est orné de flèches et d’une écriture en flammes qui profère : PROLEGOMENON [prolégomènes], INDEX [index], MANIFESTO [manifeste]. À proximité, de petits diagrammes semblent énumérer d’autres éléments constitutifs de la pièce : BOOK [livre], PAGE [page], VOLUME [tome], CHAPTER [chapitre], UTTERANCE [énoncé], SPEECH ACT [acte de parole], CHOREOGRAPHY [chorégraphie], NOTATION [notation].

    Ailleurs, une fourmi et une mouche s’abreuvent de miellat, une sécrétion visqueuse et sucrée rejetée par le tube anal des insectes piqueurs suceurs lorsqu’ils se nourrissent de la sève des plantes. C’est un cas de trophobiose, puisqu’il y a association symbiotique entre plusieurs organismes où les uns fournissent la nourriture que les autres consomment. Un camion-citerne argenté rempli d’essence arbore l’inscription QUALITY LIQUID FEEDS [le liquide de qualité nourrit], tandis que plus bas, une image semble montrer une vache qui boit à même le pis d’une autre. Ailleurs, une paire de gants blancs désincarnés jongle avec des balles sur lesquelles on peut lire ONE THING — CONTEXTUALIZES — THE OTHER [une chose contextualise l’autre]. Un graffiti au feutre argent orne un poteau métallique noir et nous intime de lécher quelque chose, LICK.

    Que l’on soit à l’intérieur d’une carapace ou d’un véhicule, les déplacements domicile-travail observent un lexique particulier et laissent une empreinte. Smog et traces de pneus se multiplient le long des voies de circulation, elles-mêmes jalonnées de panneaux de signalisation. Parmi les termes que Kara emploie pour parler de son travail, on retrouve conjectures, postulats et hypothèses. Or, la signalisation routière et ses messages en caractères gras imprimés sur des surfaces réfléchissantes ont peu à voir avec l’environnement qu’ils occupent. Comment et quand le langage entre-t-il en contact avec la nature, prend-il une véritable bouffée d’air ? Les signes sur la route annoncent des haltes et des points de convergence. Le texte grouille comme une ruche aux auteurices nombreux·ses, démultiplié·es. Au sol, on aperçoit des naissances fugaces, de celles qui émergent brièvement avant de se dissoudre dans le mycélium, puis se reconstituer à nouveau.

    Texte de Kayla Guthrie.
    Traduction de Daphné B.

  • Manal Kara (iel) est un∙e artiste autodidacte et poète maroco-américain∙e qui travaille sur la sculpture, la photographie, l'installation, la vidéo et le texte. Parmi ses récentes expositions personnelles, citons Hypothèses, présentée chez Pangée, Montréal (Canada) ; Conjectures, Shulamit Nazarian, Los Angeles (États-Unis) ; Xylem & Phlöem, No Place, Columbus (États-Unis) ; The Viewing-Room vs. The Adoring-Gaze, Interstate Projects, Brooklyn (États-Unis) ; et Song of the Other Worm, Prairie, Chicago (États-Unis). Kara a participé à des résidences à ACRE, Ox-Bow, September Spring at the Kesey Farm, Project Freewill et Shandaken : Storm King. Son premier recueil de poésie et de dessins est à paraître chez M. LeBlanc, Chicago.