Marne Repulse

Artiste : Darby Milbrath
Dates : Du 25 novembre 2023 au 13 janvier 2024
Vernissage : 25 novembre, 16h – 19h (en présence de l’artiste)
Lieu : Pangée, 1305 ave des Pins O., Montréal

  • Parce que les filles ressemblent à des arbres, ça me prend un certain temps avant de les voir. La peintre les a surprises dans un entre-deux, alors on dirait qu’elles sont en train de se déshabiller, de se métamorphoser. Chemise abandonnée, la réalité purement humaine jonche le sol, futile. Et si les paysages constellés de fleurs que Milbrath peint semblent dépourvus d’avant et d’arrière-plan, la vue ne s’en trouve pas pour autant aplanie. En fait, c’est le lointain qui est mis en exergue. Le ciel est à portée de main. Les fleurs se mêlent aux stratocumulus. Le jaune avance, tel un orage.

    J’aimerais employer l’adjectif « gibbeux » pour décrire le sous-bois en fleurs que l’artiste donne à voir, j’aimerais comparer ses roses à des lunes, mais j’en viens à me demander si ces formes — convexes, luisantes, d’un bleu cosmique, ces orées aveuglantes de soleil — sont vraiment des fleurs. Et si les filles sont à deux doigts de se couvrir de branches, que deviennent les pétales aurore ? Je m’appuie sur les fleurs pour comprendre ce que je vois, pour donner un sens aux denses circonvolutions de couleurs. Et n’est-ce pas toujours cela que nous offrent les métaphores ? Lorsqu’on dit d’une chose qu’elle fleurit, comme s’il s’agissait d’une rose, ou lorsqu’on dit d’une chose qu’elle brille, comme s’il s’agissait d’une lune, alors on se l’imagine petite, bruissant dans le vent, bordant un sentier qui mène vers une plage secrète, ou bien reflétée dans l’eau, telle une paillette dans le pli des vagues. Au fil de la description, la chose prend de l’ampleur, s’étire en filaments qui s’entrecroisent à un réseau de sens toujours plus vaste — la chose est chose, mais elle est aussi rose et lune, comme dédoublée. Et pourtant, on limite sa portée dans notre esprit, puisqu’on lui donne une teinte de rose bien précise. Une nuit bien précise.

    Des enchevêtrements de verres de mer piqués sur des tiges, la peau mouchetée de champignons, les froufrous sous leurs chapeaux et des roches criardes brodées de mousse ; les paysages de Milbrath sont denses et ils respirent. Comme une forêt, un champ de blé, ou le jardin abandonné d’une cour hantée par les papillons, ses toiles sont dépourvues d’horizon. Mais quelle promesse renferme l’image de ce qui a été envahi par la broussaille ? L’inévitable écheveau de ce qui est vivant, le fourré ou la toile, l’absence de clairière. Évidemment, cette vision remet en question la suprématie du personnage et l’intervention humaine sur le paysage. Cette dernière est de toute façon largement explicitée par l’existence même de la toile. Peut-être l’envahissement s’inscrit-il dans l’histoire en évoquant un futur où les filles et les arbres seraient laissés à eux-mêmes. Les racines des belles-de-jour peuvent être si épaisses qu’elles deviennent aussi lourdes que des cordes. À la tombée du jour, les rideaux de pluie ressemblent à des feuilles mortes.

    Dans Apollon et Daphné, la sculpture du Bernin, les doigts de la nymphe se prolongent en rameaux verdoyants et sa chevelure se boucle de feuilles. Soudain, une écorce rugueuse enrobe sa cuisse. Elle est terrorisée, et pour cause  : la scène représente une tentative de viol. En peignant des corps qui épousent un nouveau cycle écologique, Milbrath illustre un effondrement qui ressemble à celui de Daphné, mais un effondrement sans dieu violeur ni Apollon. On pourrait dire que Milbrath met en images l’instant pivot où l’on se soumet à la nature — où la nature nous submerge, à tout le moins. Mais ces deux verbes, soumettre et submerger, rayonnent de la terreur de Daphné, en ce que leurs préfixes les tirent vers le bas. Alors, comment décrire un devenir-nature ascendant, une émergence ? Dans l’œuvre de Milbrath, la lumière se cramponne à la moindre surface et laisse une trace : c’est l’inscription indélébile de toute floraison, de toute main tendue.

    Texte d’Audrey Wollan

    Traduction par Daphné B.

  • Darby Milbrath (née en 1985 sur l'île de Vancouver, au Canada) vit et travaille à Toronto. Elle est titulaire d’un baccalauréat en art avec mention de la School of Contemporary Dancers, affiliée à l’Université de Winnipeg. Parmi ses récentes expositions individuelles, citons Through the Veil (2021), présentée à Night Gallery, Los Angeles ; Darby Milbrath/08 (2021), à PM/AM, Londres ; et Although the wind... (2020), chez Projet Pangée, à Montréal. Son travail a été exposé dans diverses expositions collectives telles que The Views (2022), organisée par Zoe Fisher, à Moskowitz Bayse, Los Angeles ; Painters Painting Paintings on Paper (2021), exposition en ligne ; Summer Forecast (2019), à Diana Witte, Toronto ; Pair A Dice (2019), à Cassandra Cassandra, Toronto ; et The Morning Shines With The Lights Of Love (2017), à la Clint Roenisch Gallery, Toronto. Son travail a également été présenté par Projet Pangée à The Armory Show (New York) en 2021 et à Material Art Fair (Mexique) en 2017. Milbrath a participé à deux résidences en 2021 : Casa Balandra Artist Residency, Majorque (Espagne) et Artist in Residence, PM/AM, Londres (Royaume-Uni). Ses œuvres se retrouvent dans des collections telles que la Equitable Bank (Toronto) et la RBC Corporate Collection (Toronto). Ses peintures ont été présentées dans de nombreux magazines et publications tels que esse arts + opinions (2021) ; Minka Magazine (2020) ; Teen Vogue (2019) ; Milk (2018) ; Artspace (2017) ; et Canadian Art (2017).

    Milbrath est représentée par Projet Pangée (Montréal).