Phantasmata

Artiste : Brittany Shepherd
Dates : Du 23 septembre au 4 novembre 2023
Vernissage : 23 septembre, 16h – 19h (en présence de l’artiste)
Lieu : Pangée, 1305 ave des Pins O., Montréal

  • Juchée à mi-montagne sur le flanc boisé du mont Royal, Brittany Shepherd occupe temporairement ce qu’on pourrait décrire comme sa propre maison dans les arbres, une maison richement meublée. En contrebas, la ville étincelle sous le soleil d’été qui décline. Lorsque la nuit tombera, la cascade de lumière qui ruissèle de la métropole illuminera la rive du Saint-Laurent.

    La religiosité qui découle de l’héritage catholique de la ville se frotte à la débauche ambiante. On peut visiter d’innombrables lieux de piété, mais aussi des sex shops, des cinémas érotiques et des bars de danseur·euses où tout est permis. Le boulevard Saint-Laurent et la rue Sainte-Catherine abritent d’ailleurs une douzaine de ces établissements illicites, à l’ombre des lieux sacrés qui bordent la montagne. L’oratoire Saint-Joseph, un lieu où plusieurs se rendent en pèlerinage, se dresse au sommet du mont Royal. En bas de la rue où est Pangée, on trouve aussi un lieu de rencontre pour les membres de l’Opus Dei, une fameuse organisation religieuse secrète dont les membres pratiquent la mortification. Des rumeurs voudraient par ailleurs que les ruines d’une église incendiée dans les bois soient le théâtre de rassemblements rituels.

    En prenant en considération le contexte du lieu où elle se trouve, Shepherd sonde avec brio les diverses relations frictionnelles qui quadrillent la ville. Sa démarche se nourrit de son expérience personnelle, mais aussi de ses ferventes recherches. En effet, Sheperd piste les traces du passé et les incorpore à son travail, qu’il s’agisse de la fracture entre le sacré et le profane, les assassinats qui hantent la maison Redpath ou encore ce qu’il reste du projet MK-Ultra à l’institut Allan Memorial. L’artiste choisit de ne pas se cantonner à un médium, mais de plutôt déplier sa pensée à travers un éventail de supports, que ce soit l’écriture, le cinéma ou la sculpture. De cette dernière approche formelle émerge une toute nouvelle série de sculptures « savon poilu », des œuvres composées d’uréthane coulé et ornées de cheveux humains.

    Le titre de l’exposition, Phantasmata, c’est-à-dire les « hallucinations provenant de la pensée », nous vient du polyvalent penseur suisse Paracelsus. En s’inspirant de ce concept, Shepherd explore les notions de spectralité, de désincarnation et les représentations mentales des choses. Sa recherche culmine dans une apothéose de tons jaunes alludant à l’antique et au domestique. Cohérentes entre elles, la couleur du bois et celle de la lueur des bougies se frottent à celle du latex vieilli, de la peau tannée par le soleil, ou encore de l’eau trouble du bain. En fait, ces points de friction entre le dégoûtant/sinistre et le chaleureux/sacré forment les pierres angulaires du travail de Sheperd. Le contexte du lieu vient lui aussi ajouter à l’atmosphère des toiles. Le bâtiment dans lequel se situe Pangée vibre de l’histoire de son ancienne occupante, une héritière qu’on dit folle, et dont la présence reste manifeste, que ce soit dans les candélabres qui subsistent ou les tons d’ocres qui caractérisent la galerie. En investissant tendrement l’histoire du lieu qu’elle occupe lors de sa résidence, Sheperd génère sa propre ambiance.

    Ses toiles empruntent systématiquement au fétichisme, puisque Shepherd fouille le web à la recherche de contenu qui témoigne d’une forme d’érotisme obscur. Dans son article paru dans Artforum, « Foul Perfection : Thoughts on Caricature », Mike Kelley s’intéresse aux images et aux actes sexuels après qu’ils soient devenus tabous. Il avance que la pornographie « a tendance à focaliser sur une partie du corps spécifique », et que son contenu « encapsule l’entièreté érotique dans un fragment ». Ces artéfacts « sont découpés et isolés, donc métaphoriques : chosifiés, irréels, ils se substituent à eux-mêmes. » Et c’est précisément en raison de leur isolement qu’ « ils acquièrent la distance propre au fétiche. » Shepherd retrace l’évolution de la porno et sa subjugation inhérente, en ce qu’elle mène à « l’abstraction » presque totale des parties du corps susmentionnées. Ultimement, les œuvres qui en résultent « reviennent agréablement à notre conscience sous une nouvelle forme », estime Kelley.

    Chez Shepherd, le profane se métamorphose en de somptueuses images de petits talons hauts et de jarretières. La soie et la dentelle inondent les toiles et leur appel érotique émerge d’une certaine décontextualisation. Le désir s’inscrit aussi dans les images de pieds sales et de femmes ligotées, des femmes auxquelles Shepherd s’identifie et sur lesquelles son regard de peintre s’accorde. Il faut dire que le contenu éphémère que l’artiste extrait du web est de plus en plus menacé par l’effacement algorithmique, à mesure que l’industrie de la tech balise la subversion. Dans le monde que Shepherd invente, on n’assouvit jamais vraiment ses désirs, mais on les fait plutôt proliférer sous une avalanche de coups de pinceau précis. Une des toiles donne à voir une chandelle comme une tour, mais l’objet est en équilibre entre des cuisses et un désordre d’emballage plastique. Dans une autre toile, un pied chaussé d’un talon haut blanc se maintient délicatement dans un bain sale. Ces compositions pleines de désir tirent leurs sources d’expériences vécues et de matériaux trouvés. Enfin, Shepherd trace le contours des espaces publics et privés, qu’ils soient physiques ou psychologiques.

    - Texte de Reilly Davidson

    Traduit par Daphné B

  • Brittany Shepherd (née en 1988 à Toronto, Canada) est une artiste interdisciplinaire qui travaille avec la peinture, la photographie, la vidéo, l'installation sonore et la sculpture, engageant chaque médium avec une approche basée sur l'image. Shepherd crée, déconstruit et réinterprète des images jouant avec la perception de ce qui est considéré comme privé ou public, à la fois psycologiquement que spacialement, avec un penchant poue celles évoquant mystère, désir, mélancolie et banalité. Les peintures récentes de Shepherd observent, collectent et reconstituent des fichiers provenant de communautés fétichistes en ligne, formulant de nouvelles narrations qui éclipsent la source tout en créant une nouvelle imagerie qui, à son tour, circule à travers des sphères numériques disparates.

    Shepherd a obtenu son baccalauréat en beaux-arts en médias intégrés à l'OCADU en 2016. Ses récentes expositions individuelles comprennent Deliverance (2022), présentée à MAMOTH, Londres ; Sub Rosa (2022), à In Lieu, Los Angeles ; Waltz of the Mired (2021), à Chris Andrews, Montréal ; et une présentation solo à Material Art Fair in CDMX (2022) avec Someday Gallery, New York City. Parmi les expositions collectives récentes, citons Wanderlust (2023), chez Roberts Projects, Los Angeles ; Ashes to Lashes, Dust to Lust (2023) chez GROVE, Berlin, ainsi que PLATFORM by David Zwirner (2022), avec In Lieu, Los Angeles.