Dans ses dernières années, ma grand-mère avait cette habitude de mettre un œuf à bouillir sur le poêle, et je le retrouvais une heure et demie plus tard, attirée par une odeur de brûlé quand toute l’eau s’était évaporée et que l’œuf était devenu une masse noircie et craquelée. Je n’aime pas les œufs durs, mais peut-être que dans quarante- cinq ans j’aurai oublié. Quelqu’un dont je ne me souviens plus m’a dit un jour que de prendre des chemins différents pour rentrer du travail réduisait les risques de dévelop- per Alzheimer.

Ma capacité à me souvenir n’a jamais été très bonne. La plupart de mes expé- riences marquantes ne sont que des images fragmentées, des couleurs diffuses, et des sentiments lointains que je rassemble comme je peux pour susciter un «intéressant» de sympathie dans les soupers. Ma tentative de me remémorer se transforme en la récita- tion maladroite d’une histoire qui n’est pas la mienne, ou en la réalisation au milieu d’une phrase que je suis en train de partager le souvenir d’un rêve que j’ai fait.

J’ai toujours été effrayée par cette idée qu’on entend : quand on se rappelle, on ne retrouve pas vraiment notre souvenir d’un événement, mais le dernier souvenir qu’on a eu d’essayer de s’en rappeler. Le souvenir du dernier souvenir. Chaque réminiscence nous éloignant un peu plus de la réalité de ce qui s’est passé.

On m’a déjà donné un truc pour retenir sa liste d’épicerie. Créer un palais mental. Pour commencer, il faut visualiser un endroit qu’on connaît par cœur. C’est pratique de choisir un lieu avec plusieurs petits coins distincts – des étagères, une petite table d’entrée, un porte-chaussures, un lit pour le chien. Est-ce que c’est ton 3 1⁄2 ? Ta maison d’enfance ? Tu l’as ? Ok.

Planifie ton trajet (le même que d’habitude). D’abord, tu arrives à la porte. Mainte- nant, tu entres. Imagine-toi marcher à travers ton palais. Laisse la mémoire de tes mouve- ments être ton guide alors que tu navigues d’une pièce à l’autre. Pour bien t’assurer que tu le connais par cœur, essaie de faire le chemin à l’envers ? Une fois que tu as l’archi- tecture de ton palais bien en tête, tu peux commencer à placer les images mentales de ta liste d’épicerie dans ses espaces. Imagine : une mandarine qui rebondit dans les escaliers de tapis, ou un tube de dentifrice qui s’étale sur le rideau de la douche. Quand tu voudras te rappeler de la liste, mets-toi simplement dans ton palais et suis le chemin pour retrouver les objets que tu y as laissés.

L’exercice de construire un palais mental demande de la pratique et de l’inves- tissement. Ça fonctionne seulement si on se rappelle de son palais exactement de la même manière, chaque fois. J’ai fini par abandonner l’idée d’utiliser le palais comme outil mnémotechnique. J’aime plutôt y revenir pour le détailler de plus en plus. Combien y avait-il d’aimants sur le frigo, déjà ? Mon but, c’est de rendre mon palais parfait. Je veux voir l’anatomie du cadre de la porte, les vis laissées dans le mur après avoir décroché les lumières de Noël, les éclaboussures d’huile accumulées sur l’horloge numérique du four. J’ai hâte de ressentir ce soulagement de connaître quelque chose de façon si profonde que je pourrais y revenir quand je le veux.

Texte d’Asia Jong

Nadya Isabella (née en 1995) est une artiste née à Jakarta, Indonésie, qui vit à Montréal, Tiohtià:ke/Mooniyang. Récemment diplômée d'Emily Carr, la pratique picturale d'Isabella couvre un large éventail de thèmes contemporains, de la fétichisation des marchandises aux rituels du quotidien. Ces sujets sont souvent empreints d'un sens dramatique : les selfies maladroites rappellent les photos de paparazzi ; les insectes et les amphibiens sont mêlés à des histoires d'amour enflammées, avec leur maquillage et leurs cils parfaits.
Isabella a présenté des expositions individuelles à Pangée (Montréal), Libby Leshgold (Vancouver) et dreams comma delta (Richmond). Elle a participé à des expositions collectives dans des galeries telles que The Plumb Gallery (Toronto) et Harkawik (New York). Son travail est également présenté dans des foires d'art internationales, telles que Plural, Art Toronto et ART021 Shanghai. Elle est représentée par Unit 17.

LISTE D’EXPOSITION